Revue ATIC
Appel à contribution revue ATIC – Numéro n°9 – 2/2024
L’espace saisi par les Sciences de l’information et de la communication
Coordination
Isabelle Fabre, ENSFEA, Université Toulouse 2
Anne Lehmans, Université de Bordeaux
Valentine Beckmann, IMS, MICA
Ce numéro de la revue ATIC (Approches Théoriques en Information Communication) vise à croiser les points de vue sur la question de l’espace dans le champ des Sciences de l’information et de la communication (SIC). Les coordinatrices proposent un dialogue entre théorie et méthodologie pour tenter de répondre à la question suivante : les Sciences de l’information et de la communication peuvent-elles apporter un éclairage spécifique et renouvelé à la pensée de l’espace ?
Il s‘agit pour les SIC de se retrouver autour de l’objet « espace » sans ignorer les enjeux épistémologiques posés par les autres disciplines. La spécificité des SIC pour penser l’espace s’est d’abord construite autour de terrains liés aux problématiques d’information ou de communication et de documentation. L’énonciation des espaces documentaires (Beguin-Verbrugge, 2002 ; Fondin, 2005 ; Fabre, 2006), bibliothèques et musées notamment, comme lieux de partage ou de médiation (Le Marec, 2006 ; Fabre, Regimbeau, 2013), a très tôt donné à la question de l’espace sa place dans la discipline, inspirée en cela par Gaston Bachelard (1957) et les apports épistémologiques d’Eliseo Veron (1990). Sur cette base, tout un ensemble fait d’espaces organisationnels, médiatiques, imaginaires ou politiques, alimente autant de questions que les chercheurs en SIC ont abordées dans leurs relations à l’information et/ou à la communication en passant souvent par la documentation. Répondant majoritairement à des visées de formation, d’apprentissage, d’éducation ou de médiation au sens plus large, les espaces étudiés s’inscrivent en particulier dans des lieux de savoirs (Jacob, 2007) ou de culture (Jeanneret, 2011). Les SIC se nourrissent également de métaphores spatiales qui renvoient à des réalités de pratiques info-communicationnelles, dans les thématiques de l’architecture, de la circulation ou de la cartographie de l’information, par exemple.
Or, partant du principe que l’espace “ordinaire” n’est pas suffisamment interrogé (Perec, 1974), et qu’il peut s’étendre à des terrains hétérogènes, le projet de ce numéro d’ATIC est de le considérer comme une ressource pour penser le monde. Trois axes de réflexion sont ainsi proposés. Un axe épistémologique et méthodologique permettra de revenir sur ce qui caractérise l’approche de l’espace dans les SIC. Un second axe envisage l’espace dans une perspective de communication. Un troisième axe propose d’approcher les formes de révélation de l’espace à travers la diversité des médiations notamment documentaires.
1 – Espaces pensés : dimensions épistémologiques et méthodologiques
Dans quelle mesure la question de l’espace est-elle légitime et pertinente dans le champ des SIC ? Pour lutter contre une forme d’aplanissement épistémologique, il faut rappeler que l’espace a été interrogé spécifiquement par les SIC à travers :
- L’expérience potentielle, culturelle, esthétique (Caune, 2018), corporelle (Martin-Juchat, 2008) ou cognitive ;
- Les pratiques informationnelles, dans les domaines éducatifs ou de formation (Beckmann, 2019 ; Lehmans, Liquète, 2019), social, dans le travail notamment (Zacklad, 2018), ou politique (Dacheux, 2019 ; Douyère, Ricaud, 2019) ;
- L’habiter (Dehail, Le Marec, 2018 ; Micheau, Desprès-Lonnet, 2018) et la notion d’ambiance (Fabre, 2020).
Ces dimensions sont indissociables d’un questionnement méthodologique qui vise à saisir, pour mieux les comprendre, les enjeux info-communicationnels posés dans et par l’espace. Le croisement de recueils de données caractéristiques d’une approche ethnographique sensible (Mazurier (Beckmann), 2019) qui vise à questionner l’ambiance par exemple, entre prescription, énonciation et appropriation, s’opère autour de différents matériaux produits, observations, entretiens, captations graphiques et audiovisuelles. S’inspirant de l’infra-ordinaire (Perec, 1989) pour approcher les espaces conçus et vécus, une démarche anthropologique (Maury, Kovacs, 2014 ; Aillerie, Mazurier (Beckmann), 2022) est le plus souvent privilégiée en SIC, développant des méthodes visuelles (Catoir-Brisson, Jankeviciute, 2014) parfois participatives. Sans se limiter, il sera intéressant de considérer d’autres approches possibles.
2 – Espaces expérimentés
Dans la poursuite de l’héritage de Michel de Certeau sur les manières de faire (1991), l’étude de l’espace peut dépasser la question des artefacts et des contenus informationnels pour s’intéresser également aux gestes des acteurs, aux signes, aux postures. L’espace ouvre ainsi la possibilité de la communication, du rapport à l’autre et de la pensée de soi. C’est évidemment la question de l’espace public qui est en jeu ici, et de l’inscription des discussions, des délibérations, des controverses et des débats caractéristiques de la démocratie. Contre le présupposé de la transparence et de l’évidence des dispositifs, l’entrée politique par la gouvernance donne la possibilité de penser les inscriptions sociales, les rapports de territorialisation, et pose les questions de pouvoir, d’ordre, voire de violence dans l’espace, son étendue et ses frontières. La perspective sociologique (Latour, 2007 ; Belin, 2001) incite à considérer les questions de légitimité, de pouvoir mais aussi de négociation et de circulation dans des espaces reconfigurés, et à caractériser les modalités de la communication à laquelle ils participent en fonction de ceux qui l’habitent.
L’espace au prisme de l’information-communication pose également la question du rapport à soi et à l’altérité. La relation de communication inclut la nécessité d’un espace de pensée commun et la réflexion sur ses conditions de possibilité. Dans les travaux d’Erving Goffman (1973) ou d’Edward Hall (1984), les représentations de soi mises en interaction reconfigurent l’espace social et lui confèrent une dynamique. L’espace, quelle que soit sa nature, est constitutif de l’activité interactionnelle en ce qu’il lie et relie – au sens actif de la reliance que lui confère Edgard Morin (2004). Il ouvre les possibilités au milieu d’accueillir, de rendre possibles et de mettre en scène des transactions coopératives (Zacklad, 2018). Cette dynamique, entre reliance et déliance, s’intéresse aux diverses potentialités de médiation (Lamizet, 2015) aussi bien communicationnelles et cognitives qu’esthétiques dans leur rapport à l’information.
Pour une approche critique de la modernité, la pensée de l’anthropologue Tim Ingold (2011), autour de la ligne et du trajet, dans une perspective d’habitation plus que d’occupation, pose les bases d’une expérience spatiale dynamique et plus largement écologique. L’attention portée à la mobilité, aux porosités, aux perméabilités et aux passages, à l’opposé des motifs exclusifs de verticalité et de formalité, informe un espace expérimenté qui est aussi source d’attention – à l’expérience des autres et au monde -. La mise en « indisponibilité » apparaît alors comme une urgence contemporaine nécessaire dans notre relation au monde ; elle invite à repenser les outils, les dispositifs et les médiations qui permettent d’entrer en résonance avec lui et de reconsidérer notre expérience de l’espace (Rosa, 2021).
3 – Espaces documentés : les médiations en jeu
L’espace intentionnel et énonciatif et l’espace attribué, vécu, peuvent être fructifiés dans l’interconnaissance et la confrontation, en faisant appel à des formes de médiations et transmédiations variées, la littérature par exemple (Fabre, 2006). En SIC, traditionnellement, l’approche dispositive articule information et communication (Couzinet, 2009) à travers la construction socio-technique, mais aussi symbolique. L’intention du dispositif peut être considérée comme aliénante ou tout au moins marque d’une relation de pouvoir (Foucault, 1994) mais aussi interactionnelle, dans une perspective de communication, voire capacitante, dans la place faite à une possible altérité (Mazurier (Beckmann, Lehmans, 2017). La question de la réception et de l’appropriation spatiales (Maury, Kovacs, 2018) s’enrichit ainsi de la problématique de la circulation de l’information (Lehmans, Liquète, 2019) et de sa documentarisation (Zacklad, 2019) dans un espace-temps qui n’est pas seulement énoncé mais aussi, grâce à la considération de rapports info-communicationnels, informant. La thématique de l’espace augmenté par les données (Peugeot, 2016), par exemple, ouvre la réflexion à la question de la construction de l’espace par les techniques et inversement. Il s’agit dès lors de rendre visible ce qui est souvent ignoré. Requalifier l’espace, dans sa matérialité, à travers les substrats et l’épaisseur qui le composent, c’est s’interroger sur les médiations qui engagent les rapports de communication et les représentations. Cette matérialité ne peut ignorer la réalité des corps, de la sensorialité (Merleau-Ponty, 1976) et de la perception (Moles, Rohmer, 1998).
La question de l’espace ouvre des horizons prometteurs pour les SIC dans des perspectives à renouveler. C’est le projet de ce prochain numéro de faire la place aux recherches en SIC dans toute leur diversité théorique, dans l’hétérogénéité des objets à considérer et des approches.
Calendrier
Envoi des intentions de publications (3000 signes max) : septembre 2023
Identité des auteurs, appartenance institutionnelle, titre sur une première page et titre / texte sur la / les pages suivantes, format doc / odt anonymisé
Retour aux auteurs sur intention de publication : octobre 2023
Envoi des articles complets (35000 à 50000 signes) : janvier 2024
Retour aux auteurs : mars 2024
Identité des auteurs, appartenance institutionnelle, titre sur une première page et titre / texte sur la / les pages suivantes, format doc / odt anonymisé
Remise des articles définitifs : mai 2024
Publication du numéro : juin 2024
Bibliographie indicative
Aillerie, C., Mazurier (Beckmann), V. (2022). Donner à voir les pratiques informationnelles. L’apport des méthodes visuelles à la caractérisation des pratiques informationnelles dans le champ des SIC. Revue française des méthodes visuelles, n° 6, URL : https://rfmv.u-bordeaux-montaigne.fr/numeros/6/articles/03-donner-a-voir-les-pratiques-informationnelles/.
Bachelard, G. (1957). La poétique de l’espace. Paris : Presses universitaires de France.
Beguin-Verbrugge, A. (2002). Le traitement documentaire est-il une énonciation ? In : Les recherches en information et en communication et leurs perspectives : histoire, objet, pouvoir, méthode. Actes du 13e congrès national des Sciences de l’information et de la communication (7-9 octobre 2002 ; Marseille). Rennes : SFSIC. p. 329-335.
Belin, E. (2001). Une sociologie des espaces potentiels: Logique dispositive et expérience ordinaire. De Boeck Supérieur.
Catoir-Brisson M.J., Jankeviciute L. (2014). Entretien et méthodes visuelles : une démarche de recherche créative en sciences de l’information et de la communication. Sciences de la société, 92, p. 112-127.
Caune, J. (2018). La Médiation culturelle. Expérience esthétique et construction du Vivre-ensemble. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
Certeau, M. de. (1990). L’invention du quotidien : 1. Arts de faire. Paris : Gallimard.
Couzinet, V. (2009). Dispositifs info-communicationnels: Questions de médiations documentaires. Paris : Hermès.
Dacheux, É. (Ed.). (2019). L’espace public. CNRS Éditions via OpenEdition.
Dehail, J., Le Marec, J. (2018). Habiter la bibliothèque – pratiques d’étude, entretien d’un milieu, Communication & langages, 1, n° 195, p. 7-22.
Douyère, D., Ricaud, P. (2019). Présentation du dossier : YouTube, un espace d’expression politique ? Politiques de communication, (2), p. 15-30.
Fabre, I. (2006). L’espace documentaire comme espace de savoir : itinéraires singuliers et imaginaires littéraires. Université de Toulouse 2.
Fabre, I. Régimbeau G. (2013). Du musée à la bibliothèque : espace de documents et espaces documentaires. Culture & musées. n° 21, p. 153-171.
Fabre, I. (2020). Apports d’Eliseo Veron à la notion d’ambiance : des lieux culturels aux espaces ordinaires de travail et d’apprentissage. Les Cahiers du Numérique, 1 (16), p. 181-199.
Fondin, H. (2005) La formation à la recherche d’information : préoccupation citoyenne ou vision obsolète ? Esquisse, juillet-août-septembre, n° 43-45, p. 16-25.
Foucault, M. (1994). Dits et écrits, 1954-1988. III, 1976-1979. (D. Defert & F. Ewald, Éd.). Paris : Gallimard.
Goffman, E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne (Vol. 1–2). Paris : Éd. de Minuit.
Hall, E. (1981), Proxémique, in Y. Winkin. La nouvelle communication. Paris : Seuil, p. 191-221.
Ingold T. (2011). Une brève histoire des lignes. Bruxelles : Zones Sensibles.
Jacob C. (2007), Lieux de savoir 1 : espaces et communautés. Paris : Albin Michel.
Jeanneret, Y. (2011). Where is Monna Lisa ? et autres lieux de la culture. Paris : Le Cavalier Bleu
Lamizet, B. (2015). Nouveaux espaces publics, Communiquer, 13, p. 15-31.
Latour, B. (2007). Pensée retenue, pensée distribuée. Lieux de savoir, 1, p. 605-615.
Mazurier (Beckmann), V. (2019). De l’habiter dans l’espace documentaire scolaire : approche sensible. In . Fabre, & V. Liquète (Coord.). Questionner les manières d’habiter les espaces documentaires d’accès aux savoirs : une approche sensible et compréhensive. Revue COSSI : communication, organisation, société du savoir et information, n°6.p. 69-83.
Lehmans, A., Capelle, C. (2019). Apprendre hors-champs : les FabLabs comme espaces de savoirs. Revue COSSI, (6). https://doi.org/10.34745/numerev_1625
Lehmans, A. Liquète, V. (2019). Le FabLab comme communauté apprenante. In XVe Conference Internationale EUTIC Dakar. Territoires intelligents et sociétés apprenantes, p. 183-192.
Le Marec, J. (2006). Les musées et bibliothèques comme espaces culturels de formation, Savoirs, vol. 11, no. 2, p. 9-38.
Martin-Juchat, F. (2008). Le corps et les médias : La chair éprouvée par les médias et les espaces sociaux. De Boeck Supérieur.
Maury Y. & Kovacs, S. (2014). Étudier la part de l’humain dans les savoirs : les Sciences de l’information et de la communication au défi de l’anthropologie des savoirs, Études de communication, 42.
Maury Y., Kovacs S. & Condette S. (dir.). (2018). Bibliothèques en mouvement. Innover, fonder, pratiquer de nouveaux espaces de savoir. Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion.
Mazurier (Beckmann), V. (2019). Représentations et pratiques ordinaires de l’espace documentaire en milieu scolaire (Thèse de doctorat, Université Bordeaux Montaigne).
Mazurier (Beckmann), V., Lehmans, A. (2017). Altérité et spatialité informationnelle : construction-déconstruction de l’altérité dans les espaces documentaires. Revue COSSI, (2). https://doi.org/10.34745/numerev_1588
Micheau, B., Després-Lonnet, M. (2018). Habiter un lieu de savoir: vivre et faire vivre une bibliothèque universitaire à l’ère de la documentation numérique. In : Médiations et hybridations: construction sociale des savoirs et de l’information. Actes du 4ème colloque MUSSI, GERiiCO, Juin 2018, Villeneuve d Ascq. p. 267-276.
Merleau-Ponty, M. (1976). Phénoménologie de la perception (1945). Paris : Gallimard.
Moles A., Rohmer, E. (1998). Psychosociologie de l’espace. Paris : L’Harmattan.
Morin, E. (2004). La méthode. VI. Éthique. Paris : Le Seuil.
Perec, G. (1989). L’infra-ordinaire. Paris : Seuil.
Perec, G. (1974). Espèces d’espaces. Paris : Galilée.
Peugeot, V. (2016). Collaborative ou intelligente ? La ville entre deux imaginaires. Devenirs urbains, 43.
Rosa, H. (2021). Résonance : une sociologie de la relation au monde. Paris : La Découverte.
Veron, E. (1990). Espaces du livre : perception et usages de la classification et du classement en bibliothèque. Paris : BPI, Centre Georges Pompidou. (Etudes et recherche).
Zacklad, M. (2019). Le design de l’information : textualisation, documentarisation, auctorialisation. Communication & langages, 199, p. 37-64.
Zacklad, M. (2018). Vers une permaculture des milieux d’activité partagés. In Quelles communications, quelles organisations à l’ère du numérique. Actes du colloque de Cerisy.